La science métrique de la poésie, Aruz
( Extrait de Mémoire “Université de Poitiers, Département de musique et musicologie, Master II recherche en musicologie, Musique de la poésie iranienne, une loi ou une voie? Plasticité rythmique du Tasnif, chant mesuré iranien, par Fardin MORTAZAVI, 2009-10)
La science métrique (Aruz) est une des sciences littéraires dont le sujet est le rythme (Vazn) de la poésie, l’art de le créer, ses différentes sortes, sa justesse et aussi quelques techniques le concernant. Le rythme est un ordre (Nazm), une proportionnalité particulière dans les sons de la poésie (syllabes). Cet ordre et cette proportionnalité, avec des courbes différentes dans chaque nations, produit une sorte de musique. Dans la poésie traditionnelle de chaque langue, le nombre de syllabes (Hejā) dans chaque vers, intervient sur le rythme. Outre cet élément commun, le rythme de chaque nation a une cause particulière :
1) Rythme numérique : fondé sur le nombre égal de syllabes dans chaque vers : les poésies française, italienne et espagnole sont de cette sorte.
2) Rythme accentué : fondé sur l’accentuation sur les syllabes, les poésies anglaise et allemande font partie de ce groupe.
3) Rythme quantitatif : fondé sur la longueur des syllabes (courte et longue), les poésies persane, arabe, sanscrite, grecque ancienne et latine suivent cette règle.
4) Rythme tonique : fondé sur la hauteur de son, des syllabes, les poésies chinoise et vietnamienne sont dans cette catégorie [1]
En littérature persane, comme dans la science métrique arabe, sont utilisés des formules rythmiques nommé « Bahr », il s’agit d’une convention. En musique iranienne, on utilise des « Ta » et « Tan » respectivement pour les syllabes courte et longue. Le mot Afāil devient « Ta tan tan ». Cette science très précise suit des règles strictes intégrant différentes exceptions. Ici sans être exhaustif, notre objectif est de présenter le mécanisme principal. Dans ce qui suit, pour éviter la dispersion, nous nous limitons à une brève approche des fondements de cette science métrique adaptée à la littérature persane en citant les formules rythmiques les plus fréquentes dans la poésie iranienne. Cette riche science est très étudiée, discutée depuis des siècles, et une quantité importante d’œuvres traite ce sujet. Nous nous focalisons sur les travaux réalisés par Šamisa, Nātel-Xānlery et Šafī Kadkani.
[1] ŠamisĀ Sirous, Ašenāy bā aruz va gāfieh (An introduction to prosody), Tehrān, éd. Mithra, 4ème revision, 1386 (2007), p. 24.
Les fondements de la science métrique iranienne
Le rythme de la poésie iranienne est fondé sur la succession des syllabes courtes et longues. Nātel-Xānlery nous apporte les résultats d’une étude réalisée dans un laboratoire phonétique à Paris où des vers ont été récités, nous constatons [1] :
1) la longueur minimale des syllabes longues est toujours 2 fois supérieure à celle des syllabes courtes,
2) la longueur maximum d’une syllabe longue, dans 9 cas sur 10, est supérieure à deux fois celle d’une syllabe courte,
3) La longueur moyenne des syllabes longues est dans tous les cas supérieure à deux fois celle des syllabes courtes,
4) Dans aucun des cas la longueur des syllabes longues ne dépasse trois fois celle des syllabes courtes.
Ainsi, nous pouvons déduire que :
ð la longueur des voyelles suit la loi des syllabes courte et longue. Cependant, cette loi a perdu de son influence dans le langage parlé. En revanche, le respect de cette loi se trouve dans la prononciation des poèmes,
ð Le respect de la longueur des syllabes est suivi avec beaucoup de précision en poésie iranienne. Notre perception, qui détermine une syllabe longue deux fois plus longue qu’une syllabe courte, correspond à la réalité physique.
En persan nous avons 6 voyelles :
ð 3 voyelles courtes: a e o
ð 3 voyelles longues : ā i u
Chaque syllabe iranienne est composée d’une voyelle et d’une, deux ou trois consonnes. Ce qui veut dire que le nombre de syllabes d’un mot est égal au nombre de ses voyelles. Chaque syllabe se prononce dans une inspiration ou une expiration. Dans le mot āmadam (je suis arrivé), il existe 3 syllabes [2].
En persan, il existe 6 sorte de syllabes (ensemble de voyelles et consonnes), mais dans la métrique iranienne, il ne s’utilise que 4 sortes de syllabes, nommées syllabes métriques (Hejāye aruzy) [3]:
1) Syllabe courte « U [4]»: consonne + voyelle courte comme : na, ke, čo
2) Syllabe longue « – », il en existe trois sortes :
consonne + voyelle courte + consonne: dar, šen, bon voyelle longue : Y dans Yrān, , Ā dans Ādam consonne + voyelle longue bāā, buu, bii
3) Syllabe étirée « – U », il en existe trois sortes : voyelle longue + consonne: Āb, Āh, Ān, Yn consonne + voyelle courte +consonne + consonne : Sard, Mehr, Sobh consonne + voyelle longue + consonne : Sāz, Kār, Pyr, Hyč, Huŝ, Sud
Subdivision (Taqti’) est l’action de subdiviser le poème en syllabe courte « U » ou bien « Ta » et en syllabe longue « – » ou « Tan ». C’est la première action qu’on réalise pour analyser un poème avant d’adapter la formule rythmique d’Afāil.
Pary ruuy pary bogzar (o) māhy
U – – – U – – – U – –
Ta tan tan tan Ta tan tan tan Ta tan tan
Mafā’ilan Mafā’ilan Fa’ulan Nezāmi
[1] NĀtel-XĀnlery, Parviz, Vazn-e še’r-e fārsi (le rythme de la poésie persane), Op. cit., p. 140-144.
[2] ŠamisĀ Sirous, Ašenāy bā aruz va gāfieh (An introduction to prosody), Op. cit., p.29-34.
[3] Dehlavi ̣Hoseīn, Payvand-e ŝe‘r va mūsīqī-e āvāzī (le lien entre la poésie et la musique chantée), Tehrān, éd. Mahoor, 3ème éd.,1385 (2007), p.26-29. Par souci de clarté, nous avons suivi cette classification à la place de celle de ŠamisĀ.
[4] Désormais nous utilisons cette nomenclature internationale pour déterminer la longueur des syllabes.
L’accentuation de la syllabe (Tekieh)
Quand nous prononçons un mot, toutes les syllabes ne présentent pas la même clarté ou le même relief. Ce relief particulier dans une succession de sons prononcés permet de déterminer les limites et les intervalles des syllabes et de comprendre les mots d’une phrase. En persan, le déplacement de l’accent peut modifier le sens de la phrase :
Az sar gozašt (sar accentué) signifie : c’est passé ; je l’ai oublié. Nous avons trois mots distincts et sar veut dire la tête.
Az sargozašt (az accentué) signifie : du destin. Le mot sar et gozašt forment ensemble un unique mot.
L’accent peut être résultant de la pression du souffle, soit l’accent d’intensité. Ou bien il résulte de la hauteur du son, soit l’accent de hauteur ou l’accent musical. Les spécialistes occidentaux (Antoine Meillet, R. Gauthiot, A. Chodzko) ont considéré l’accent iranien comme un accent d’intensité, mais Nātel-Xānlery dans ses études prouve qu’il s’agit d’un accent de hauteur et que l’intensité y joue un rôle mineur. Le persan a la même propriété que les langues anciennes indo-européennes, le sanscrit et le grec ; dans la poésie persane, l’accent permet d’organiser les mots, de saisir les limites et la durée des syllabes et de comprendre chaque mot séparément. Cependant, l’emplacement de l’accent dans le mot peut varier. Le bon ordre des accents influe sur le caractère musical mesuré (Zarb) du rythme, mais un désordre provoque des modifications sons détruire le rythme du poème [1].
Dehlavi résume certains points sur l’accent persan [2] :
1) Le déplacement de l’accent modifie le sens des mots qui ont la même combinaison de voyelles et de consonnes : Bāqam signifie mon jardin, Bā qam sigifie avec tristesse.
2) Le placement de l’accent dépend aussi des accents de différentes régions de l’Iran.
3) L’utilisation de l’accent ne dépend pas de la longueur des syllabes.
4) L’accent peut se situer en fonction de l’expression des mots au début, au milieu ou à la fin.
Le pieds, la base rythmique (pĀyeh, rokn)
Le pied est un ensemble de quelques syllabes qui se lient grâce à un accent (Tekieh). L’assemblage d’un ou plusieurs pieds produit un rythme (Vazn). Par exemple le pied « Ta tan » s’il se répète deux fois aboutit à la base rythmique : Mafāelan. Si ce dernier se répète trois fois, on obtient la formule rythmique bahr rajaz maxbun:
( U – / U – / U – / U – / U – / U – )
( tatan / tatan / ta tan / ta tan / ta tan / ta tan)
( Mafāelan / Mafāelan/ Mafāelan )
Selon Šamisā, les pieds rythmiques les plus réputés de la poésie iranienne se trouvent ci-après [3]:
5 syllabes
4 syllabes
3 syllabes
2 syllabes
1 syllabe
– – U – – Mostaf’elāton
– U – – Fā’latan
U U – Fa’elon
U – Fa’al
– Fa’
U U – U – Motefā’elon
– U – U Fā’elato
– U – Fā’elan
– – Fa’lan
U U – – Fa’alātan
U – – F’ulan
U U – U Fa’alāto
– – – Maf’ulan
U – – – Mafā’ilan
– – U Maf’ulo
U – – U Mafā’ilo
U – U – Mofā’elon
– – U – Mostaf’elan
– – U U Mostaf’elo
– U U – Mofta’elan
“ Tableau n° 1”
Les formules rythmiques (Aruzī, Bahr) courantes
En assemblant les pieds (Arkān) on obtient des formules rythmiques différentes. Les rythmes (Vazn) du poème contiennent de deux à quatre pieds. Il existe 300 rythmes différents de poésie en Iran, dont les plus beaux et mélodieux se trouvent dans les livres de Hāfez et Molavi [4]. Le tableau qui suit récapitule les 16 rythmes les plus employé [5] :
Vazn (rythme)
fréquence
Bahr (formule rythmique)
Majtas
3032
mafā’elon fa’alātan mafā’elon fa’elon
Mazāre’
2663
maf’ulo fā’elāto mafā’ilo fā’elan
Ramal mosamen mahzuf
2452
fā’elātan fā’elātan fā’elātan fā’elan
Ramal mosamen maxbun mahzuf
1965
fa’alātan fa’alātan fa’alātan fa’elon
xafif
1789
fa’alātan mofā’elan fa’elon
hazaj mosamen salem
1203
mafā’ilan mafā’ilan mafā’ilan mafā’ilan
hazaj mosamen axrab makfuf
1159
mostaf’elo mostaf’elo mostaf’elo fa’lan
hazaj mosades mahzuf
989
mafā’ilan mafā’ilan fa’ulan
rama mosades mahzuf
648
fā’elātan fā’elātan fā’elan
hazaj mosades axrab
640
maf’ulo mafā’elon fa’ulan
Mozar’ mosamen axrab
409
maf’ulo fā’elātan maf’ulo fā’elātan
Moteqāreb mosamen mahzuf
382
fa’ulan fa’ulan fa’ulan fa’al
Monsareh mosamen motavy manhur
304
Mofta’elan fā’elāto mofta’elan fa’
Hazaj axrab
280
maf’ulo mafā’ilan maf’ulo mafā’ilan
Moteqareb mosamen sālem
258
fa’ulan fa’ulan fa’ulan fa’ulan
Rajaz mosamen sālem
248
mostaf’elan mostaf’elan mostaf’elan mostaf’elan
“Tableau n° 2”
3.5) Le succédané iranien pour le système Afâ’yl
Selon le système Afā’yl chaque vers suit une formule rythmique (bahr) constituée, en général, de quatre pieds rythmiques (Rokn, Pāyeh) : « Mofta’elan / fā’elāt / mofta’elan / fa’ ». Ce qui rassemble les syllabes de chaque pied est l’accent qui dans « Mafā’ylan » est sur la 3ème syllabe « ‘y », dans « Fā’elatan » aussi sur la 3ème « lā » et dans « Mostaf’elan » sur la 2ème syllabe « taf ». Ainsi chaque formule rythmique (Bahr) contient autant d’accents que de pieds, soit 4 accents dans la formule citée ci-dessus. Cependant, les poèmes persans ne correspondent pas exactement à cette mesure. Les mots persans sont constitués maximum de deux ou trois syllabes et comme chaque mot contient un accent, le nombre d’accents dans chaque vers est supérieur à 4. Nātel-Xānlery prouve ainsi que le système Afāyl conçu par les arabes et adapté à la poésie iranienne ne convient [6] pas car :
1) il ne subdivise pas le rythme (Vazn) du poème en parties égales et semblable,
2) la relation des syllabes avec les accents n’est pas respectée,
3) les longueurs des bases rythmiques Afāyl correspondent rarement avec les mots persans qui renferment au maximum 3 syllabes,
4) aussi le nombre élevé de Afāyl rend difficile leur apprentissage et leur utilisation.
En conséquence, Nātel-Xānlery propose un nouveau système de 10 pieds (Arkān) [7]: “Tableau n° 3”
Base métrique
Atānin
Pied persan
Pied arabe
U –
ta tan
Navā نوا
fa a’l
– U
tan ta
Cāmeh چامه
vatade mafruq
– –
tan tan
Avā آوا
fa’lan
U U
ta ta
Hame همه
sababe saqil
U – –
ta tan tan
Xoshāvā خوش آوا
fa’ulan
U U –
ta ta tan
Benavā بنوا
faelan
– – –
tan tan tan
Nikāvā نٻک آوا
maf’ulan
– U –
tan ta tan
Xošnavā نوا خوش
fāelan
U – U
ta tan ta
Tarāne ترانه
fa’ulo
– U U
tan ta ta
Zemzeme زمزمه
fā’elo
4
[1] NĀtel-XĀnlery, Parviz, Vazn-e še’r-e fārsi (le rythme de la poésie persane), Op. cit., p. 148-157.
[2] Dehlavi, ̣Hoseīn, Payvand-e ŝe‘r va mūsīqī-e āvāzī (le lien entre la poésie et la musique chantée), Op. cit., p. 140-141.
[3] ŠamisĀ Sirous, Ašenāy bā aruz va gāfieh (An introduction to prosody), Op. cit., p. 36.
[4] ŠamisĀ Sirous, Ašenāy bā aruz va gāfieh (An introduction to prosody), Op. cit., p. 39-48
[5] VahidiĀn KĀmyĀr Taqy, Barresye manŝa’e vazne ŝe’re fārsy (analyse de l’origine du rythme de la poésie persane), Maŝhad, éd. Āstāne Qodse Rāzavy, 1384(2005), p. 82. Il rapporte une étude statistique réalisée par L. P. Elwell-Sutton, The Persian Metres, p.145.
[6] Voir aussi : Foruq Mehdi, Nofuz-e ‘elmy va ‘amaly-e musīqī-e irān dar keŝvarhāy-e digar (Influence scientifique et pratique de la musique d’Iran dans autres pays), Tehrān, éd. Vezārat-e Farhang va Honar, éd., 1354 (1975), p. 42.
[7] NĀtel-XĀnlery, Parviz, Vazn-e še’r-e fārsi (le rythme de la poésie persane), Op. cit., p. 158-161.