La poésie en Prose (Še’r-e mansur) iranienne
( Extrait de Mémoire “Université de Poitiers, Département de musique et musicologie, Master II recherche en musicologie, Musique de la poésie iranienne, une loi ou une voie? Plasticité rythmique du Tasnif, chant mesuré iranien, par Fardin MORTAZAVI, 2009-10)
Certes, les plus grands poètes sont toujours les plus grands bâtisseurs d’harmonie, de texture et d’ordre structural des nouveaux sens. Certaines personnes pensent, à tort, que pour devenir poète, il suffit d’adopter une formule rythmique (Bahr) [1] et de terminer chaque vers par une rime. Pour apprendre les formules rythmiques (bohur aruzi), il suffit de deux semaines d’entraînement. Ces amateurs oublient une autre notion fondamentale de la poésie : l’ordre (Nezām).
Que signifie cet ordre (Nezām) ? D’abord, il faut éloigner le sens de l’ordre de son sens habituel très physique, là où il n’y a aucun lien entre cet ordre et le rythme et la rime du poème. Nous reprenons la définition de la poésie : effondrement des normes du langage courant et rationnel pour créer un nouvel ordre. Pour transgresser ces normes, dans le passé, le langage de la poésie modifiait la combinaison des mots tout en respectant les formules métriques et utilisait des procédés spécifiques tels que : le rythme, la rime, l’allusion, l’archaïsme, la défamiliarisation. Toutefois, les grands poètes, en plus de ces techniques, ont donné un tel niveau de noblesse aux mots qu’ils ont pu faire régner un autre ordre Nezām, au-delà de la rime et du rythme. Un autre ordre qui domine le rythme, la rime, l’allusion et autres artifices techniques. Ainsi, pour clarifier et distinguer du premier ordre, on peut définir [2] :
Nezām: ordre, composition, concept esthétique complexe spirituel qui existe au delà du rythme, de la rime et de la métaphore.
Nazm: versification, respect de la rime et du rythme
L’essence de la poésie, sa vérité, qui s’établit sur la transgression des normes, prend racine dans cet ordre (Nezām). Parfois, cet ordre (Nezām) est séparé de la versification (Nazm). Et parfois, il existe la versification (Nazm) sans cet ordre (Nezām), il s’agit là de la majorité des textes écrits nommés à tort des poèmes [3].
A notre époque, en Europe, des poètes tels que Baudelaire avec Les Fleurs du mal, Rimbault avec Illuminations et certains poèmes de Mallarmé, ont proposé un nouveau courant poétique : la Poésie en Prose [4]. De leurs travaux sont nés : les poèmes libres (free verse) et les courants libres de conscience (Stream of consciousness ), le surréalisme et d’autres courants de la littérature moderne. Au 20ème siècle, en France, ce courant s’est fait une place importante avec : Saint-John Perse (1887-1975), Pierre Reverdy (1889‑1960), Henri Michaux (1899-1960), René Char (1907-1960), Paul Eluard (1895‑1952). La poésie en prose sans suivre les règles de la versification (Nazm) s’intéresse à sa propre musicalité, à un nouvel ordre (Nezām). Dans ce courant, la synesthésie s’est développée après l’apparition du manifeste de surréalisme [5].
Nous pouvons caractériser la poésie en prose par le fait que :
1) Son sens, la signification du poème, est postérieur à la lecture. Plus l’ordre (Nezām) est complexe, plus le sens devient postérieur et s’éloigne (Ma’nāye māb’dy). Cette postériorité doit rester communicable.
2) Son esthétique n’est pas déduite de son équilibre et de l’harmonie mais de la combinaison et de la recombinaison des éléments contradictoires et éloignés.
3) On s’éloigne du rythme (physique) pour casser et renouer autrement
rošantar az xāmušy čerāqy nadidam
Plus lumineux que le silence (l’éteinte), je n’ai pas vu de lumière
Bayazid Bastāmy
šo’badehbāzāne labxand dar šabkolāhe dard
Les prestidigitateurs de sourire dans le chapeau de nuit de la douleur
Ahmad Šāmlu
La Poésie en Prose de Ahmad Šāmlu (1925-2000)
La poésie en prose est une des formes la moins accessible aux poètes. Ahmad Šāmlu était un des rares à accéder à cet univers, grâce à son grand talent et aux 30 ans de travail acharné. « Son premier élément de réussite et dans son attention particulière à l’unité du mot et la découverte des nouvelles dimensions dans l’enchaînement des paroles [6]. » Pour saisir un aperçu de la poésie en prose iranienne, nous centrons notre analyse sur son travail.
Du coté littéraire, il dévie de la norme par:
1) l’utilisation de l’archaïsme
2) l’introduction de mots populaires dans le langage poétique
3) la destruction de la norme de la langue pour créer un nouvel ordre (Nezām) pour sa propre poésie
Du coté de la musique, il ne respecte ni la métrique classique ni la métrique moderne mais autre chose : les grappes (partitions) sonores. Il utilise des allitérations. Dans cette poésie, c’est le sens qui détermine la direction des sons et de la musique.
* * * * * * *
Dans l’histoire des formes poétiques iraniennes, nous constatons que le sens et les formes maintiennent des rapports très dynamiques, parfois antagonistes voire conflictuels. Le rythme (Vazn) , comme un des éléments fondamentaux de la poésie, a occupé, depuis toujours, une place importante dans l’esprit des poètes, littéraires et savants iraniens. La science « Aruz », la science métrique traite ce sujet. Son étude nous faciliterait la compréhension des constructions rythmiques de la poésie classique iranienne et par héritage dans sa poésie contemporaine. Nous sommes à la recherche de la connaissance des lois majeures qui régissent la rythmicité de la poésie iranienne pour mieux cerner ce langage d’altérité entre la poésie et la musique dans le Tasnif, ce langage invisible qui est le rythme (Vazn).
[1] Nous l’étudierons dans le chapitre I.3 de la science métrique : Aruz.
[2] Šafi Kadkani Mohamad Rezā, : mūsīqī-e še’r (la musique de la poésie), Op. cit., p. 241.
[3] Il est important de ne pas confondre le terme utilisé ici Nazm avec un autre sens qui veut dire : prose.
[4] A distinguer de la prose poétique.
[5] Šafi Kadkani Mohamad Rezā, mūsīqī-e še’r (la musique de la poésie), Op. cit., p. 242-244.
[6] Šafi Kadkani Mohamad Rezā, mūsīqī-e še’r (la musique de la poésie), Op. cit., p. 262.