Les formes de la poésie iranienne
( Extrait de Mémoire “Université de Poitiers, Département de musique et musicologie, Master II recherche en musicologie, Musique de la poésie iranienne, une loi ou une voie? Plasticité rythmique du Tasnif, chant mesuré iranien, par Fardin MORTAZAVI, 2009-10)
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Les formes classiques
Qasideh
Qui a pour forme habituelle l’éloge, allant jusqu’à la flatterie démesurée. Cette forme provient de la littérature arabe, où la langue arabe s’y prête aisément par la multiplicité de ses synonymes facilitant l’utilisation de la rime. Cependant, l’abondance des rimes réduit la liberté d’esprit du poète ainsi que le champ de réflexion du lecteur.
« Le travail ” d’atelier ” était important : il consistait à mettre d’abord en prose le thème de l’ode projetée, puis à se demander quel pouvait être le style et le mètre appropriés, et enfin à mettre le tout en vers. Le poème ne pouvait librement choisir l’ossature de son thème, car le qasideh devait être composé sur un modèle défini, avec un système de rimes fixes. Chaque vers est composé de deux moitiés équilibrées, de mètre correspondant et de thème parallèle ; les deux moitiés du premier vers riment entre elles et la fin de tous les autres vers rime avec le premier [1]. »
Qazal
Les Iraniens ont adapté la forme de Qasideh (d’origine arabe) en soulageant sa structure par une longueur plus courte ne comportant que dix ou douze vers et traitant des sujets plus légers. Le rythme et le sens coïncident à chaque vers, dans une sorte d’harmonie entre le sens et la forme rythmique : Sa’dī, Hāfez de Širaz étaient les plus grands maîtres de ce domaine [2]. La forme de la musique savante iranienne, le Radif, est très empreinte de cette forme, nous informe le musicien renommé iranien Hosein-e Alizādeh [3].
Mosamat et MovaŠahĀt
Ces deux formes, beaucoup plus simples, sont nées par réaction à la structure rigide de la rime classique. Movašahāt a même pris des « couleurs de la musique espagnole [4]. » Ces formes se sont davantage attachées à enrichir le sens de la poésie et sa musicalité. Elles sont créées pour composer des chansons.
Masnavi
Cette forme si elle n’a pas beaucoup réussi en langue arabe, elle est devenue une des meilleures formes de poésie en Iran. Le taux de rimes est plus faible mais suffisant pour permettre de développer des histoires et des contes mythologiques : Le livre du roi (Šāhnāmeh) de Ferdosy, Masnavi de Mowlānā, Le jardin (Bustān) de Sa’dī . « Dans le masnavi chaque vers comprend deux hémistiches ou demi-vers rimant ensemble indépendamment des autres vers, semblable à ce qu’on trouve en Occident dans les “Canterbury Tales” de Chaucer ou dans la “Chansons de geste” [5]. »
RobĀ’yĀte ou Quatrain et Dobeyty
Authentiquement perses, ces formes peuvent recevoir les pensées éphémères poétiques. Les occidentaux ont découvert cette forme de poésie par les Robā’yāt de Omar Xayam traduit par Edward FitzGerald. Cette forme fut probablement inventée par les Persans et consiste en quatre demi-vers dont le premier, le deuxième et le quatrième riment ensemble, alors que le troisième reste en dehors de la rime ; dans cette brève structure un thème est posé, développé et atteint son point culminant dans le dernier demi-vers, avant lequel le vers sans rime marque une pause anticipée [6]. Dobeyty se rapproche de la même forme mais uniquement avec 2 vers.
[1] Levy Reuben, Introduction à la Littérature Persane, Op. cit., p. 26.
[2] Idem p. 29.
[3] ŠahrnĀzdĀr Mohsen, Goftegu bā Hosein-e Alizādeh (Discussion avec Hosein-e Alizādeh), Tehrān, éd. Ney, 1383 (2004), p. 45.
[4] Šafi Kadkani Mohamad Rezā, mūsīqī-e še’r (la musique de la poésie), Op. cit., p.209-210.
[5] Levy Reuben, Introduction à la Littérature persane, Op. cit., p. 35.
[6] Levy Reuben, Introduction à la Littérature persane, Op. cit., p. 30.
Les formes contemporaines et libres (Še’re no)
Depuis le début de la révolution constitutionnelle iranienne en 1905, les poètes ont essayé de faire évoluer les formes poétiques pour s’accorder avec les pensées et sentiments de leur époque. Les premiers essais naissent sous forme de Dobeytyeh peyvasteh ou Čāhār Pāreh avec des rimes verticales (concordances entre les vers sur plusieurs lignes). Cependant, cela ne suffisait pas à la recherche de renouveau de cette époque car il n’est qu’une sorte de Masnavi vertical [1].
Nima Yušij (1897-1958) est le père de la poésie moderne d’Iran. Selon lui, le poète doit dominer la métrique et non l’inverse tout en conservant le rythme et la beauté du poème. S’il utilise une des formules d’Afāil [2], il peut l’employer le nombre de fois qu’il souhaite mais en conservant les mêmes bases rythmiques (Arkān).
Nima révise ainsi tout le fondement de la rime iranienne : la forme libre devient la forme évoluée de toutes les formes anciennes [3]. L’utilité convainc la rime dans la poésie (piruzyeh fāyedeh bar qāfieh), en valorisant le sens par rapport à la structure formelle. Le poète utilise la rime, sans obligation, il est face au mystère de son utilité et non à l’obligation de faire convenir sa pensée à la forme de la rime. La rime n’est pas utile pour les descriptions, les annonces, les impératifs et les prières, mais elle devient nécessaire pour le propos. La rime spirituelle naît ainsi. Le rythme prend la place de la rime. Pour saisir la notion de la rime spirituelle :
pošte in kuhe boland derrière cette haute montagne
labe daryaye kabud près de la mer bleu azuré
doxtary bud ke man il y une fille que je
saxt myxāstamaš désirais terriblement H. A. Sayeh
Les mots boland et kabud riment ensemble contrairement aux règles habituelles. Les mots peuvent rimer maintenant selon leur sens et non uniquement leur son. Il s’agit de créer des liens, des proportions, des symétries dans l’esprit. L’accord des mots, la tonalité, qui apparaît comme la rime est le résultat de la structuration des sentiments de l’orateur [4].
Ainsi selon cette critique contemporaine [5], le respect de l’harmonie dans l’œuvre artistique nécessite de :
1) Eloigner les hors propos
2) Éliminer les descriptions et les détails affaiblissant les affects
3) Rassembler les vérités et pensées qui se trouvent sur le même chemin
4) Respecter la construction spécifique (Nezām [6]) qui s’est imaginée pour chaque affect car chaque rythme s’accorde à chaque type de sujet [7]
Peut-être le poème qui suit, de Sohrāb Sepehrī, nous décrira mieux la voie choisie par la poésie contemporaine iranienne. Ce poème est une sorte de manifeste pour la poésie contemporaine iranienne. A chaque instant de la vie (la vasque du présent) nous devons relaver nos mots, modifier le sens des mots (pourquoi on dit …), les mots sont vivants, dynamiques (le vent, la pluie). L’attachement est au sens du mot, la forme des vers est secondaire avec des longueurs plus au moins courtes. Les mots sont au service du poète pour son expression.
[1] Šafi Kadkani Mohamad Rezā, mūsīqī-e še’r (la musique de la poésie), Op. cit., p. 219.
[2] Nous l’étudierons plus loin p. 45.
[3] Idem, p. 221.
[4] Šafi Kadkani Mohamad Rezā, mūsīqī-e še’r (la musique de la poésie), Op. cit., p. 232.
[5] Idem, p 223-224.
[6] Nezām peut prendre différent sens : l’ordre, l’harmonie, … voir aussi le chapitre I.2.3 pour une définition précise et se qui la sépare de la notion de Nazm.
[7] Selon la nouvelle science d’esthétique une idée ne peut être transmise que par une seule forme, il n’y a pas de synonyme. Idem, p. 240.